L'autobus

Il y aura des seringues fichées dans les révèrbères clignotants
des femmes hirsutes qui violent les passants devant les buanderies
des trottoirs fondants, glissants
et des routes soudain qui tombent dans un grand vide obscur

des autobus empilés les uns sur les autres jusqu'aux nuages avec à leur sommet
le fauteuil d'un peintre, un bassin pour les canards, une niche pour le perroquet
ainsi qu'un barbecue dont la fumée se mêlera aux nuées et ce peintre ne peindra que le blanc des nuages
ce blanc qui est changement
qui dit tout
qui apaise et guérit

je t'aime, ce blanc

et ce peintre te peindra sans cesse
n'ayant d'autre but que sa toile d'elle-même disparaisse, fondue dans l'infini des blancs

Mais

C'est un génie ce peintre
et
ses toiles
un jour
intéresseront le monde des spéculateurs du monde ceux qui font les modes
et, relayée par l'esprit identitaire fachiste replié sécuritaire ambiant sur la planète Terre
la Vision de la Couleur Pure du peintre là haut sur ses autobus
aura un impact que nul n'aurait pu prévoir

il y aura d'abord
des truites roses en sens interdit
des caleçons à pois qui sèchent aux lampadaires
des tortues vertes portant manteau de laine et bavardant aux rond-points
des fenetres sans vitres car on ne voudra plus de transparence, rien que de la couleur couleur couleur
enfin
rien que chacun sa couleur

Les premiersà franchir la limite seront les Occidentaux,
avançés scientifiquement enverront leurs spationautes dans le lointain espace
injecter un produit dans le soleil
afin qu'il ne bronze plus et tout le monde sera tout blanc à la fin de l'été

par terre, dans les champs de Bourgogne
des tâches obscures dans l'herbe
ça sera les premières vaches osant se débarrasser de leur noir superflu

le ciel pendant trois années, se couvrira de pluie pour se laver du bleu
puis s'enduira de colle à nuages
et les nuages viendront s'y coller,

à Paris Londres New York AMsterdam et ailleurs on ressortira les draps de grand-mère
et dans la rue tout le monde se balladera habillé en toges romaines

le dentifrice blanchissant connaîtra son heure de gloire
ainsi que les lessives les plus corrosives
on abandonnera les chiens - sauf certains labradors et caniches
on abandonnera les chats
mais
les chouettes des neiges
arriveront en force dans les chaumières et tout le monde en voudra une, deux, trois dans son sapin de Noël
il faudra doubler la garde, au zoo, auprès des ours polaires
très convoités par de riches apparatchiks russes pour leurs soirées privées

aux restaurant du Saumon Vermeil, le chef bien connu
pour sa purée de patate claires
au blanc d'oeuf
recevra chaque soir le Président avec tous ses Zinistres

mais l'homme du peuple, lui
se nourrira de riz, quasi exclusivement
et boira du lait, avec parfois un peu d'eau dedans
et il sera content
tout blanc, à peine encore un peu rose,
et c'est presque si l'on admirera publiquement les cadavres pour leur splendide pâleur
allant jusqu'à repousser les enterrements

Et bien évidemment dans l'hystérie collective on reconduira tout ce qui ne sera pas immaculé
aux frontières

Alors
par réaction
chez les Noirs
en Afrique
ça sera l'inverse

et la mode soudain
sera au boudin
aux panthères domestiques,
aux corbeaux sur l'épaule,
aux confitures de cerises très mures, aux myrtilles,

le Soleil ne se levera plus
il aurait bien trop honte
lui qui est tout jaune quelle horreur

et ca sera
une éternelle nuit
la fiesta, non-stop
dans les rues de Dakar, de grandes berlines noires se pavaneront,
en files indiennes, dans les rues, sous les révèrbères éteints
à la limite on autorisera des phares ultraviolets
pour rehausser
dans tout ce noir

les sourires bien blancs des jolies femmes

et les yeux grands ouverts roulant dans leurs orbites
de leurs admirateurs

les chaussures bien cirées des messieurs
claqueront sur le bois d'ébène qui aura revêti les parquets de toute maison bien soignée

et les enfants mâcheront la réglisse à s'en noircir les dents
et les bébés refuseront le lait de leur mère, préférant du sirop de mélasse
et les aïeux dans leurs tombes parleront dans le tonnerre dans la tempête et réclameront que l'on saupoudre leurs cimetierres de poudre de basalte
et les esprits, surtout les fantômes blanchâtres qui effrayent les voyageurs,
eux ne sortiront plus de peur d'être moqués et cela soulagera les vieilles grand-mère qui vont chercher le bois au coeur de la forêt

ce sera le rêgne du Chocolat, pur, amer, et du Café, robusta, puissant,
les hommes mâcheront la kola dans leurs grandes auto sombres et leurs femmes cacheront dans leurs sacs de cuir de gorille
de petits revolvers
aussi venimeux que des mambas.

Tous ces changements radicaux auront tôt fait d'éveiller d'abord la suspiçion,
puis l'envie
la jalousie
la convoitise des autres continents qui revendiqueront eux aussi leurs couleurs

    et voilà que les Chinois
    et voilà que les Indiens


tout le monde s'y met
accentuant jusqu'à l'absurde son identité visible
poussant sa propre teinte jusque dans son retranchement le plus extrême

tels ces Indiens refusant de se nourrir d'autre légumes que de piments très rouges et mourrant dans d'affreuses convulsions
tels ces Chinois se ruinant pour acquérir des milliers de poussins dont ils empliront leurs lits leurs baignoires

Et
pendant ce temps
perché sur ses autobus empilés
le peintre,
contemplant tout ce charivari de couleurs
lui qui n'a plus peint de nuages blancs depuis longtemps

il
médite
médite
en se caressant la barbiche
médite
médite
sur le futur de l'Humanité

et alors
l'inspiration revient
il empoigne fébrilement ses pinceaux ses tubes de gouache d'acquarelle de cire
il mélange tout
et peint peint peint

jour et nuit pendant trois semaines
il peint l'avenir des Hommes sur le toit de son bus
et
ça ressemble
à
un immense arc-en-ciel